La mort en héritage... la géographie des charniers en Irak

Quelques cheveux, des tresses qui avaient, peut-être, été patiemment entrelacées sous une lointaine fenêtre, des colliers dorés, des amulettes pour la chance et la vie, des petites chaussures qui n’ont pas eu le temps de se faire à la marche, ni de laisser leur trace sur la route, une montre indiquant deux heures et vingt minutes… et des crânes nombreux, des ossements et des histoires. Le tout dans la même fosse commune, une fosse lointaine et isolée, là-bas en Irak, là-bas où chacun a sa part d’une mort collective.
2020-04-26

Mizar Kemal

chercheur irakien


partager
| ar
Ahmad Al Soudani - Irak

Quelques cheveux, des tresses qui avaient, peut-être, été patiemment entrelacées sous une lointaine fenêtre, des colliers dorés, des amulettes pour la chance et la vie, des petites chaussures qui n’ont pas eu le temps de se faire à la marche, ni de laisser leur trace sur la route, une montre indiquant deux heures et vingt minutes… Et des crânes nombreux, des ossements et des histoires. Le tout dans la même fosse commune, une fosse lointaine et isolée, là-bas en Irak, là-bas où chacun a sa part d’une mort collective.

Les médias avaient alors transmis l’information en ces termes : « Les autorités irakiennes ont ouvert aujourd’hui, mardi 23 juillet 2019, une fosse commune située dans le sud du pays, et renfermant les dépouilles de citoyens kurdes, exécutés à l’époque de l’ancien président irakien, Saddam Hussein, plus précisément en 1988, selon les preuves médico-légales disponibles. Ce charnier découvert à «Badyet al-Samawah» dans la région de Sheikhiyah, du gouvernorat de Muthanna, comprend 70 cadavres de femmes et d'enfants, tous exécutés par des armes à feu. »

La suite de l’information indique que les enfants avaient entre un an (« des nourrissons ») et dix ans, et que l’âge moyen des femmes était de quarante ans. Celles-ci avaient les yeux bandés. Sur les crânes il y avait des traces de coups de feu, des marques de balles aléatoires étaient également visibles sur le reste des ossements, entremêlés par les bulldozers qui avaient creusé et fourragé l’endroit.

Le président irakien Barham Salih, ainsi qu'une délégation des Nations Unies et du parlement irakien, ont assisté à la cérémonie d'ouverture du charnier et beaucoup parlé des crimes de l’ancien régime et du génocide dont les Kurdes avaient été les victimes pendant la campagne d'al-Anfal (1987-1988). Cependant, présidents et délégations n'ont pas assisté à l'ouverture des nombreux charniers, avant et après celui-ci. Selon le ministère des Affaires des Martyrs du gouvernement régional du Kurdistan, l’Irak en compte 346. Il s’agit là du nombre des fosses communes découvertes entre 2003 et 2010, et dont l’existence remonte à la période allant de 1980 à 2003, date à laquelle le régime de Saddam Hussein est tombé et l’Irak a été envahi par les Américains et leurs alliés.

La géographie des charniers

Dans le dernier de ses rapports sur les charniers en Irak (6 novembre 2018), la Mission des Nations Unies d'assistance pour l'Irak (MANUI) et le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme (HCDH) ont documenté la découverte de 202 charniers, renfermant les dépouilles de milliers de victimes, exécutées par l'organisation de l’État islamique (EIIL – Daech), au moment où elle contrôlait le tiers de la superficie de l'Irak en 2014.

Le rapport de l'ONU indique bien les dates de la création de ces charniers, leurs emplacements, le nombre de ceux qui y sont ensevelis et leur identité. Car entre 2014 et 2017, Daech a fait disparaître tous ceux qui ne croyaient pas à son califat sur terre, tuant pêle-mêle sans pitié. Il a mené une "vaste campagne de violence et commis des violations extrêmement graves et systématiques contre les droits de l'homme internationaux et du droit humain international –Ce sont des actions qui peuvent être considérées comme des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité, et même, probablement, comme un génocide."

L’Irak compte 346 charniers, selon le "ministère des Affaires des Martyrs" du gouvernement régional du Kurdistan. Cette donnée statistique concerne les fosses communes découvertes entre 2003 et 2010, et dont l’existence remonte à la période allant de 1980 à 2003, date de l’invasion de l’Irak par les Américains et leurs alliés.

Géographiquement, ces fosses communes étaient concentrées dans les régions Nord et Ouest de l'Irak, plus précisément dans les gouvernorats de Ninive, Kirkouk, Salahuddin, al-Anbar et Diyala. Le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l'Homme estime que 6 000 à 12 000 personnes étaient ensevelies dans ces charniers, dont des femmes, des enfants, des personnes âgées, des handicapés ainsi que des travailleurs étrangers, en plus d’anciens membres des forces de sécurité (armée et police).

Sur ces 202 charniers, seuls 28 ont été ouverts par le Comité des Affaires des fosses communes relevant de la Fondation irakienne des martyrs, dont quatre à Diyala, un à Ninive et 23 à Salahuddin. Le comité en a exhumé les restes de 1258 victimes, assassinées par Daech qui voulait perpétuer la peur, croyant que la propagation de la terreur lui assurerait la pérennité. Mais Daech s'est rapidement effondré et son califat est tombé, laissant à travers tous ces crimes, un témoignage cruel sur une époque horrible.

Le gouvernorat de Ninive compte le plus grand nombre de ces charniers (95), suivi des gouvernorats de Kirkouk (37 charniers), Salahuddin (36) et al-Anbar (24). Et tandis que les familles des victimes attendent de connaître le sort de leurs proches, les autorités irakiennes ne disposent toujours pas d'un registre central contenant le nombre de personnes disparues, ni confirmant les identités de celles exécutées et ensevelies dans ces nombreuses fosses.

C’est une autre lutte que doivent mener les familles des victimes, en plus de celles qu’elles endurent à cause de la perte de leurs proches, de la tristesse et de l'attente. Car elles sont obligées d’entreprendre de longues procédures bureaucratiques (comme informer plus de cinq administrations différentes), qui sont épuisantes et prennent beaucoup de temps. Alors qu’en retour, ces familles ne reçoivent aucune information ni acte susceptibles de révéler le sort de leurs proches.

La fosse

Le plus grand de ces charniers est celui d’"al-Khasfah" dans le gouvernorat de Ninive. Il contient des milliers de cadavres, selon l’ONU qui se réfère aux récits des témoins et des familles des disparus, parmi les habitants qui étaient obligés de vivre sous le règne de Daech à Ninive, et plus précisément dans la ville de Mossoul, considérée comme une des trois plus grandes villes d'Irak avec Bagdad et Bassora.

Un an et quelques mois après avoir pris le contrôle de la ville de Mossoul, et après la déclaration du califat islamique par son chef Abu Bakr al-Baghdadi, à partir de la Grande mosquée Nuri dans la ville, Daech a publié des listes portant 2070 noms de personnes qu’il avait exécutées pour trahison, apostasie et mécréance. Ces listes ont ensuite été affichées sur les murs du bâtiment de médecine légale, dans la partie Est de Mossoul.

La Mission des Nations Unies a documenté la découverte de 202 charniers, renfermant les dépouilles de milliers de victimes, exécutées par l'organisation de l’Etat islamique (EIIL-Daech), alors qu’elle contrôlait le tiers de la superficie de l'Irak en 2014. Ces fosses communes étaient concentrées dans les régions Nord et Ouest du pays, plusprécisément dans les gouvernorats de Ninive, Kirkouk, Salahuddin, al-Anbar et Diyala.

Après quoi l'Organisation de l’Etat islamique a poursuivi sa campagne contre tous ceux qui s’opposaient à elle, arrêtant des personnes sous prétexte d'interrogatoire, mais ne les renvoyant jamais à leurs familles ensuite. Et lorsque les familles tentaient de s'en enquérir auprès des membres de l'EIIL, elles ne trouvaient pas de réponses. Si bien que le sort de ces personnes reste inconnu, et ainsi de suite jusqu'à la chute de Daech. Les habitants ont fini par découvrir le plus énorme de ses charniers. C'était un grand cratère naturel, connu chez les locaux sous le nom de "trou al-Khasfah".

À 20 kilomètres au sud de la ville de Mossoul, au milieu des vallées et collines, se trouve ce trou d’environ 40 mètres de diamètre, mais d’une profondeur de plus de 150 mètres. C'est ce qui a facilité son utilisation par Daech comme un terrifiant charnier, où il cachait ses victimes en les y jetant, une fois abattues par coups de feu.

Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport sur le charnier d’al-Khasfah, indiquant que ce site est l'un parmi des dizaines d’autres utilisés par Daech et découverts entre l'Irak et la Syrie. Mais il s'agit peut-être du plus grand charnier découvert à ce jour. Et bien qu'il ne soit pas possible de déterminer le nombre de ceux qui ont été exécutés sur ce site, les habitants locaux estiment cependant que des milliers y ont péri, se référant en cela aux exécutions dont ils avaient été témoins et à ce que les combattants de Daech dans la région leur avaient raconté.

Les témoignages de cinq habitants des villages proches d'al-Khasfah, ont été documentés par HRW. Les témoins affirment avoir vu, le 10 juin 2014, des combattants de Daech conduire quatre gros camions pleins d’individus, les yeux bandés et les bras ligotés,jusqu’à la fosse. Là, les membres des Daech les ont fait descendre, et ont placé la plupart d'entre eux tout autour du bord du trou, ils ont ensuite tiré sur eux faisant basculer les corps dans le gouffre. Puis ils ont tiré à bout portant sur plusieurs autres personnes et ont jeté leurs corps dans la fosse.

Selon les mêmes témoins, des combattants de Daech les ont informés plus tard que les hommes qui avaient été exécutés avaient été amenés par l'Organisation de la prison de Badush. Par ailleurs un berger de la région a déclaré dans son témoignage qu'il avait vu, en septembre 2014, des combattants de Daech arriver dans une camionnette avec au moins 13 femmes à bord, le corps et le visage complètement couverts par des burqas et les yeux bandés. Ils ont placé ces femmes autour du trou, sur le bord, puis les ont abattues. Le même berger affirme avoir été témoin, plus tard, de trois autres exécutions collectives, dont celle de trois de ses proches.

Cinq autres individus, parmi les habitants des localités proches d’al-Khasfah ont déclaré avoir entendu parler de 3 000 à 25 000 personnes exécutées sur les lieux. Ils ont indiqué qu'ils entendaient souvent des cris et des coups de feu. Au début de l’année 2015, l'odeur des cadavres était devenue insupportable à tel point que des familles avaient protesté auprès des combattants de Daech disant qu'elles seraient forcées de déménager dans la ville de Mossoul si cela persistait. Un habitant du village d'al-Adhba a raconté à HRW qu'en été, les habitants étaient obligés de dormir sur les toits, en raison des coupures de l’électricité, mais ils ne pouvaient pas fermer l’œil à cause de l’odeur nauséabonde des cadavres. Un autre témoin a décrit cette odeur comme répugnante, d’autant qu’on la sentait même à l'intérieur des maisons.

Avant sa débâcle, l'Organisation de l’État islamique avait comblé le cratère, ou plus précisément le charnier d’al-khasfah, et avait semé les alentours de mines antipersonnel afin d’empêcher tout accès au site. Si bien que le 26 février 2017, la correspondante de la chaîne kurde Rudaw, la journaliste Shifa Gardi, a été tuée, et le caméraman qui l’accompagnait, Yunus Mustafa, blessé, par l’explosion d’un engin piégé, alors qu'ils essayaient de se rapprocher du trou d’al khasfah, pour prendre des photos.

Cadavres dans des caisses à fruits

Fin juillet 2019, une lettre adressée par la Direction de la santé du gouvernorat de Babil à la municipalité de la ville, réclamait que 31 corps non identifiés soient inhumés. Ces dépouilles avaient été trouvées dans une fosse commune près de la région de Jurf al-Sakhr (à 60 km au sud-ouest de Bagdad). La réclamation ayant été faite après le délai légal de conservation dans la morgue (quatre ans). La municipalité de Babil a répondu par une lettre en retour à celle de la Direction de la santé acceptant la requête à condition de remettre les cadavres à une association appelée "Fatima al-Zahra Charitable Foundation" qui entreprend d'inhumer les dépouilles dans le gouvernorat de Karbala.

Le sujet a suscité des vives réactions de colère, en particulier de la part de membres du parlement irakien représentant des villes sunnites. Ces députés ont affirmé que les corps en question pouvaient être identifiés, puisqu’il s’agissait de personnes ayant été enlevées dans des zones sunnites, qui ont été récupérées après avoir été soumises au contrôle de Daech. Ils ont dénoncé en outre que, ces corps trouvés près de Jurf al-Sakhr, contrôlé par les milices des Brigades du Hezbollah, font l’objet d’une occultation de la part du gouvernement local de Babil, d'autant que celui-ci n'a pas permis aux autorités compétentes de procéder à des tests ADN pour vérifier l'identité des corps avant leur enterrement.

Les Forces de mobilisation populaire (al-Hachd al-Chaabi) avaient pris le contrôle du village de Saqlawiyah et emmené 743 civils de ses habitants vers une destination inconnue. Le sort qui leur avait été réservé demeure jusqu'à présent ignoré... Mais leurs proches dans le gouvernorat d'al-Anbar sont désormais convaincus que ces fils qu’ils attendent depuis quatre ans, sont en fait, les restes humains trouvés par hasard, par des travailleurs en bâtiment. Cependant, les autorités irakiennes gardent encore le secret des moindres détails concernant le grand charnier.

Ce n'est pas la première fois que des corps non identifiés sont découverts près de Jurf al-Sakhr. Une affaire similaire avait été révélée auparavant, en juillet 2018, lorsqu'une force de sécurité avait ouvert une fosse commune renfermant 71 corps non identifiés près de la localité de Jurf al-Sakhr aussi. La même« Fatima Al-Zahra Charitable Foundation » avait assuré leur inhumation dans le gouvernorat de Karbala.

Selon le témoignage du président de l’association "Fatima al-Zahra", ces corps avaient été ensevelis en 2014 et 2015, et il s’agissait d’enfants, de femmes et d’hommes de Jurf al-Sakhr. Ils ont été retrouvés enterrés dans des sacs en plastique, et placés dans des caisses à fruits.

Articles similaires

Le sous-district de Jurf al-Sakhr relevant du gouvernorat de Babil et situé entre celui-ci et Bagdad, compte parmi les zones où les milices exercent le plus d’influence et de contrôle, en particulier la milice des Brigades du Hezbollah irakien. Cette milice est accusée d'avoir commis des crimes contre les habitants sunnites, dont des meurtres et des disparitions forcées, d’avoir également rasé leurs zones d’habitation et leurs champs et de les avoir empêchés d’y retourner, et ce, depuis 2014 et jusqu’à présent.

Le 15 décembre 2019, dans la province d'al-Anbar et plus précisément au village d'al-Fayyadh près de la ville de Fallujah, un des agriculteurs était en train de creuser un conduit d'eau quand il a trouvé un charnier. Les autorités locales d'al-Anbar avaient déclaré alors qu'elles allaient enquêter sur les identités des personnes qui y étaient ensevelies en procédant à des tests ADN, mais elles avaient refusé de déclarer le nombre de corps trouvés dans ce charnier.

Au cours de la même semaine, deux autres charniers ont également été découverts, dont l'un est situé à proximité du fameux point de contrôle Saytarath al-Suqur, seul point de passage entre al-Anbar et la capitale Bagdad.C’est la zone dans laquelle l'EIIL n'a pas pu pénétrer pendant toute la période de sa présence dans le gouvernorat d'al-Anbar. Cette zone était en effet sous le contrôle de l'armée, de la police et des milices du Hachd al-Chaabi (Forces de mobilisation populaire).

Tout près de l'emplacement de ce charnier, qui contenait les restes de 643 victimes, se trouve al-Saqlawyah, une localité ayant été également sous la mainmise des milices du Hachd al-Chaabi. A l’époque, ces milices avaient conduit 743 civils parmi les habitants d’al-Saqlawyah vers une destination inconnue. Le sort qui leur avait été réservé demeure jusqu'à présent ignoré... Mais leurs proches dans le gouvernorat d'al-Anbar sont désormais convaincus que ces fils qu’ils attendent depuis quatre ans, sont en fait, les restes humains trouvés par hasard, par des travailleurs en bâtiment. Mais les autorités irakiennes gardent encore le secret des moindres détails concernant cette fosse commune.

Traduit de l’Arabe par Saida Charfeddine
Texte publié dans Assafir al Arabi, le 20-04-2020